Adossé contre le siège inconfortable du bus, l’esprit inondé d’une musique rock’n’roll diffusée grâce à des écouteurs, Young Jae relisait pour la énième fois l’adresse inscrite en lettre manuscrite sur un morceau de papier. Seuls deux arrêts le séparaient désormais du lieu de son rendez-vous non pas galant, mais « professionnel », où il allait faire la connaissance d’un dénommé Wu Mie Xia et de son enfant. Enfant qu’il allait potentiellement devoir garder si le jeune père acceptait de l’engager en tant que baby-sitter. Ayant échangé quelques e-mails avec ce dernier, le coréen avait une idée plutôt précise de ces attentes et obligations, même si certaines lui paraissaient quelque peu curieuses. Notamment en ce qui concernait le régime assez particulier de l’enfant, composé uniquement de légumes et d’herbes… Mais peut-être s’agissait-il tout simplement d’une confusion de sa part…

Après avoir passé les portes arrières du véhicule, l’étudiant chemina rapidement en direction d’une des ruelles du quartier d’Osanju et parvint en quelques minutes jusqu’à l’immeuble où résidait le jeune père. Appuyant sur la sonnette reliée au nom de Wu Mie Xia, l’étudiant patienta une poignée de secondes avant d’entendre une voix chaleureuse résonnée à travers l’interphone. Il indiqua alors son nom et la raison de sa venue, puis il pénétra dans le bâtiment et se dirigea vers l’appartement de son potentiel futur employeur.

Et il eut à peine le temps de toquer à la porte de bois massif que cette dernière vint s’ouvrir avec une rapidité presque déconcertante. « Bonjour ! Enchan… té de vous rencontrez… » Ou plutôt « de vous revoir », devrait-il dire. Le visage qui était apparu à l’ouverture de la porte était encore fraichement ancré de sa mémoire. Il avait déjà croisé cet homme, ce matin-même, alors qu’il déambulait nonchalamment dans les rues bondées de la capitale. Son esprit se souvenait encore de leur rencontre. Il se rappelait de la foule compacte, des personnes se déplaçant à vive allure, comme si chacun d’eux était mu par l’urgence d’une situation quelque conque et soudaine. A travers l’agglomérat de corps en mouvement, le regard du coréen avait alors été attiré par une forme étrange sur le sol : un ours en peluche. Les sourcils arqués, il s’était alors frayé un chemin, non sans difficulté, afin de ramasser le jouet au doux pelage. Sondant les différents visages des passants, il fut envahit par le besoin profond de retrouver le propriétaire. Propriétaire qu’il repéra rapidement puisque ce dernier s’était presque jeté à son cou, les larmes aux yeux, en l’assaillant de moult remerciements. Propriétaire qui s’avérait donc être l’homme à l’apparence plutôt extravagante qui se tenait actuellement face à lui.

Un air béat s’était désormais dessiné sur le visage de Young Jae, tandis que l’ouverture formée par sa bouche ne cessait de s’agrandir de quelques millimètres au fur et à mesure des secondes écoulées, sans pour autant que le moindre son ne vienne s’y échapper. La solution consistant à se cacher dans le trou de souris le plus proche pour ne pas rendre la situation plus embarrassante semblait alors être une idée des plus ingénieuses… Mais malencontreusement, son corps ne paraissait pas vouloir lui offrir une telle opportunité…

Les secondes s’écoulèrent. Lentement. Et le cerveau du jeune coréen dû accomplir un effort presque herculéen afin de connecter les quelques neurones qui pourraient l’extirper de sa soudaine léthargie. Les termes « ridicule » et « embarrassante » ne sauraient être plus appropriés pour qualifier son attitude. Et il était étonnant, surprenant, qu’aucunes remarques taquines n’aient franchis les lèvres de son vis-à-vis… « Enchanté… Je… je ne m’attendais pas à vous croiser de nouveau… Je m’excuse si j’ai pu vous paraître impoli… » Esquissant finalement un sourire passablement niais, Young Jae s’engouffra dans l’appartement après s’être poliment incliné. Et tandis qu’il avançait doucement dans le couloir pour se rendre dans ce qui lui semblait être le salon, son esprit ne pu se retenir de se remémorer la scène de cette matinée. Cette scène où il était devenu un héros, défendant la veuve et l’orphelin, sauvant au péril de sa propre vie son prochain… ou plutôt devrait-il dire les peluches malencontreusement égarées à travers la foule…

Le sourire aux lèvres, l’étudiant écouta alors patienta le monologue de son potentiel futur employeur, hochant de temps à autre la tête, laissant échapper quelque fois un faible rire ou un net « hum » pour acquiescer ou pour indiquer qu’il prêtait toujours l’oreille. Et tandis qu’il tentait de retenir le flot d’informations, ses sourcils se haussèrent de nombreuses fois, sa bouche s’étira légèrement de nouveau. Mais les causes de son soudain comportement ne furent pas les quelques erreurs de prononciation, qu’ils trouvaient plutôt amusantes. Ni même les différentes requêtes de son vis-à-vis qu’ils qualifiaient d’originales pour certaines, comme le régime particulier composé uniquement de légumes et de céréales. Non. Son étonnement survint, en réalité, alors que de faibles grattements vinrent résonner dans ses oreilles. Des grattements qui provenaient de la chambre où était censé se trouver l’enfant…

Fronçant doucement les sourcils, il observa alors le jeune père s’introduire dans ladite chambre, d’où il en ressortit quelques instants plus tard avec un corps dans les bras. Et les yeux du coréen se posèrent ainsi… sur un lapin. D’une taille plutôt hors norme, avec un regard qui semblait le fusiller sur place… Mais un lapin quand même. « Euh… » L’ensemble du vocabulaire qui avait mis tant d’années à s’imprégner dans sa mémoire semblait soudainement avoir disparu. Et il retomba de nouveau dans un état léthargique. Etat qui s’amplifia quand le jeune père prononça le nom de « l’enfant » : Belzébuth…

La logique paraissait avoir étrangement quitté ce monde en l’espace de quelques instants…

Les yeux de l’étudiant papillonnèrent, de nombreuses fois, comme s’il espérait pouvoir effacer l’image de cet animal et la remplacer par celle d’un enfant. Mais ce fut une tentative bien vaine… malencontreusement pour lui… « Je… Il est… » Décidément, son vocabulaire sembalit s’être définitivement envoler dans les plus profondes abysses de sa mémoire… A moins que… « C’est… c’est un… lapin… » Oui. En effet. C’était une certitude, on ne pouvait le nier. Et pour avoir prononcé cette phrase pleine de bon sens, il mériterait bien amplement une récompense… Mes félicitations Young Jae !

« Oh ? Tu ne sachais pas ? » Que l’enfant en question était en réalité une boule de poil ? La réponse était bien évidemment négative pour Young Jae, qui demeurait encore dans un état proche de la léthargie. Et à l’image d’un incident informatique particulièrement pénible, le jeune étudiant ne répondait plus. Ses fonctions motrices et cérébrales paraissaient éteintes. Néanmoins, ces dernières se ranimèrent à l’instant même où l’enfant fut déposé dans ses bras. Un enfant à la masse si… singulière que ses bras si peu robustes peinèrent à le soulever et à le retenir de faire une future rencontre potentiellement funeste avec le sol. Ce serait hélas une fin si tragique pour Belzébuth, aimé de tous…

Et tandis qu’il fournissait cet effort surhumain, digne des plus grands exploits que les dieux mythologiques eurent jadis accomplis, le coréen esquissa un sourire. Un sourire dont il espérait tant qu’il camouffle son désarroi et ses douleurs musculaires. Puis il prononça quelques mots, puisque ses capacités de communication semblaient être de nouveau fonctionnelles, afin ne pas réduire son entretien à un simple monologue. « Ah oui, j’espère que l’on s’entendra bien oui… Et très bien, je vous suis pour visiter… sa chambre… » Et il suivit alors sans se poser plus de questions son potentiel futur employeur, tel un Robocop, les bruits robotiques en moins…

Et alors qu’il pénétra dans l’antre de la boule de poil, ses yeux s’écarquillèrent soudainement. L’inspiration de Dame Nature était présente. Des tons verts et bleus se côtoyaient tandis qu’une peinture murale abstraite représentant un arbre égayait la pièce. Pourtant, cette inspiration tranchait avec la présence d’objets soit parfaitement appropriés pour un lapin, soit parfaitement atypiques. Et ce sont ces derniers qui firent hausser les sourcils du jeune Young Jae. Pourquoi diable des jouets d’enfants, des peluches ainsi qu’un lit à barreaux se trouvaient-ils en ce lieu ? Etait-ce le fruit de son imagination, la réalité, ou bien la pièce évoluait-elle dans une réalité alternative, où toutes les lois et principes du monde étaient inversés ?

Quelle question… La bonne réponse était « la réalité », bien évidemment…

Un temps d’adaptation allait lui être nécessaire, très certainement… Et pendant qu’il écoutait avec le plus d’attention possible les différentes attentes et obligations attendus par Mie, il hocha tranquillement la tête ou prononça quelques mots pour faire comprendre qu’il avait tout noté dans un coin de son esprit. Et se concentrer en cet instant lui demanda de nouveau un effort herculéen, que Young Jae réussit pourtant avec bravoure. « Très bien… Tout est bon pour moi… Et… Je ne dirais pas non pour un thé, si cela ne vous dérange pas… » Suite à ses mots, il suivit à nouveau les pas de son futur employeur, les bras désormais déchargé du poids du lapin, qu’il avait déposé avec une douceur presque futile sur le sol. « Dites-moi… Depuis combien de temps avez-vous Belzébuth ? Vous semblez si proche de lui… » Et encore, cela semblait relever de l'euphémisme...