Eléa abhorrait son travail d’A.O.A et ce sérum érigé comme solution miraculeuse contre la criminalité. Comment pouvait-on consciemment injecter à des individus un soi-disant remède capable d’altérer leurs souvenirs même les plus anciens ? Comment pouvait-on oser modifier la vie entière de ces hommes et les remodeler selon un sens de la justice arbitraire ? Certes, ces derniers s’avéraient être des criminels coupables de faits difficilement pardonnables… Mais les créateurs de ce sérum avaient-ils conscience des vies qu’ils pouvaient détruire ? Avaient-ils seulement conscience des conséquences qui découlaient de ce mensonge donné à la population… ? Ces criminels méritaient d’être jugés et non condamnés à une peine semblable à une mise à mort. Mais le gouvernement en avait décidé autrement. Alors la jeune femme continuer d’assumer son rôle d’A.O.A. Elle devait continuer de surveiller ces criminels, de suivre le moindre de leur geste, d’analyser la moindre de leur parole. Pourtant, elle désirait tant exposer la vérité aux yeux du monde et de ces habitants rendus aveugles. Mais au fond, elle est partagée entre son désir de montrer la réalité, animé entre autre par la colère qui circulait dans ses veines depuis la mort d’une personne qu’elle avait aimé, et sa peur viscérale qui ne semblait pas vouloir quitter ses entrailles ? Elle était ainsi effrayée, effrayée à l’idée de répercussions qui pourraient en résulter. Comment les habitants réagiraient-ils s’ils venaient à apprendre que l’île n’était qu’une tromperie ? Mais plus elle réfléchissait à cette question, et plus elle ne souhaitait pas connaître la réponse.

Soupirant alors longuement, la masseuse fut extirpée de ses pensées par un serveur qui vint déposer la boisson qu’elle  avait commandé sur la table du café. Après l’avoir remercié en accompagnant ses dires d’un sourire, Eléa posa son regard sur une jeune femme assise non loin d’elle, jeune femme s’avérant être l’un des criminels qu’elle devait surveiller. Depuis plusieurs semaines, elle n’avait cessé de marcher derrière ses pas en essayant de faire preuve de discrétion. Mais ce dernier point ne semblait pas être une qualité chez l’A.O.A, puisque leurs regards s’étaient constamment croisés, tout comme ce jour-là. Et à l’instant même où elle trempa ses lèvres dans son café, les prunelles de la jeune femme avaient transpercés les siennes. Mais au lieu de détourner le regard, Eléa s’était perdue dans la contemplation de son visage qu’elle trouvait si délicat et magnifique, avant de manquer de renverser sa tasse quand elle l’aperçut s’approcher dans sa direction avec son étui à guitare sur le dos. Elle reposa alors précipitamment son café sur la table en bois et esquissa un sourire, sourire qui s’était dessiné machinalement sur son visage. Peut-être était-ce dû à un simple réflexe de politesse. Ou peut-être était-ce dû à tout autre chose. « Bonjour… Oui, vous pouvez vous asseoir ici si vous le souhaitez… » Tandis qu’elle l’observait s’asseoir tranquillement à ses côtés, un sentiment d’inquiétude naquit dans ses entrailles. Elle redoutait la conversation qui allait suivre. Et elle redoutait les questions qu’elle pourrait lui poser, questions auxquelles elle ne pourrait vraisemblablement répondre.

Tandis que la jeune femme prenait place à ses côtés, Eléa eut la soudaine envie de s’infliger une gifle mentale. A cause de son manque de discrétion, elle avait laissé des soupçons se dessiner dans l’esprit de la personne qu’elle se devait de surveiller. Elle allait donc devoir user du mensonge si des questions indiscrètes venaient s’immiscer dans la conversation, alors que son envie profonde était plutôt de révéler toute la vérité qui enveloppait l’île d’Aikoyangi. Mais cette possibilité s’avérait inconcevable et elle était condamnée à dissimuler les nombreux secrets, quand bien même ces derniers soient parfaitement condamnables… Et alors que ses prunelles se posèrent finalement sur la nouvelle venue, l’A.O.A arqua légèrement ses sourcils quand elle aperçut le regard un peu trop « observateur » qu’adoptait sa voisine à son égard. Bien que ce comportement ne la rebutait pas, elle n’en demeurait pas moins sensiblement gênée. Et avoir la sensation d’être dévisager dans les moindres détails n’était pas une expérience des plus apaisantes. Néanmoins, sa réaction était finalement bien paradoxale étant donné qu’elle ne pouvait se retenir également de contempler de ses prunelles la jeune femme assise en face d’elle.

Et alors qu’Eléa se perdait inconsciemment dans sa contemplation, la voix douce de sa voisine brisa le silence qui s’était installé. Déconcertée, la masseuse papillonna doucement des yeux et dû s’octroyer quelques secondes avant de parvenir à se concentrer sur la conversation. Son regard se posa finalement sur l’un de ses bras tatoués qui semblait intéressé la jeune femme. « Merci… Et euh… oui, oui, ça ne me dérange pas. » Docile, elle rapprocha cette partie de son corps dans sa direction en esquissant avec une curieuse spontanéité un sourire sur ses lèvres. Et contrairement à quelques minutes auparavant, la gêne qui avait saisit l’A.O.A s’était progressivement estompée, comme si elle commençait à s’habituer et à apprécier le regard qu’adoptait sa vis-à-vis à son encontre. Regard qu’elle finit d’ailleurs par croiser. Et l’espace de quelques instants, les deux jeunes femmes s’observèrent sans prononcer le moindre mot. Les prunelles de la masseuse contemplèrent ce visage qu’elle ne cessait de trouver plus sublime de secondes en secondes. Elle était belle, elle ne pouvait le nier.

Un sourire se dessina alors sur les lèvres de sa voisine, sourire qu’Eléa imita de nouveau instinctivement mais qui s’effaça de manière presque imperceptible quand la civilis prononça quelques mots. Désormais, elle en était persuadée, elle avait parfaitement manqué de discrétion au cours de ses filatures. Le terme « aussi » que la jeune femme avait employé, ainsi que son soudain comportement, bien qu’absolument adorable aux yeux de la masseuse, ne laissaient place à aucun doute.

Soupirant mentalement, Eléa fit mine de ne pas comprendre la raison de son attitude. Du moins, elle espérait parvenir à ne rien laisser paraître sur son visage. « C’est exact. J’avais entendu beaucoup d’avis positif sur ce salon alors je me suis empressée d’y aller. » Et elle se souvenait parfaitement d’elle, de son visage, de son sourire, de sa bonne humeur qui avait émané de son être pour l’accueillir dans la boutique, de son regard attentif qu’elle avait posé sur le dessin que son patron réalisait, de son aptitude presque inné pour capturer les idées des clients et les mettre forme de dessins… Oui, elle se souvenait de beaucoup de détails la concernant, alors qu’à cette période, elle n’était pas encore une personne qu’elle se devait de surveiller. Elle l’avait marqué, et son souvenir ne s’était encore jamais effacé de sa mémoire. « Et maintenant que vous le dites, je me souviens de vous. Vous y travaillez n’est-ce pas… ? Je me rappelle encore du dessin que vous aviez réalisé par l’un des clients… Il était tout simplement magnifique, vous avez beaucoup de talent. » Un sourire empli de sincérité s’esquissa sur ses lèvres fines, tandis qu’elle laissa sa tête reposer sur la paume de sa main. « Vous dessinez depuis longtemps ? » Cette question lui permettait finalement de récolter de potentielles informations pour son travail d’A.O.A, mais également d’assouvir sa propre curiosité concernant cette jeune femme qui l’intriguait et la fascinait.

Tandis que sa voisine observait toujours avec attention les différents tatouages qui parcouraient son bras, Eléa remarqua que ces joues venaient de se colorer d’une teinte légèrement rougie et que son regard désormais teinté de timidité ne parvenait plus à supporter le sien. Les mots si sincères et néanmoins si communs qu’elle lui avait prononcée semblait l’avoir doucement perturbé et elle ne put s’empêcher de trouver son comportement adorable. Comportement qui lui ferait presque oublier les soupçons qui s’étaient dessinés dans son esprit et qui pourtant semblaient se confirmer au fur et à mesure de l’écoulement du temps. La jeune femme ne pouvait qu’avoir découvert sa filature et l’A.O.A se devait dorénavant de savoir si elle avait pris conscience que l’île d’Aikoyangi évoluait sur un mensonge. Elle allait donc devoir faire preuve de finesse et d’ingéniosité afin de lui soutirer quelques informations, même les plus infimes. Mais en réalité, elle ignorait encore quelle technique elle pourrait bien adopter. Et vu la discrétion dont elle avait fait preuve jusque maintenant, elle était persuadée que ses tentatives allaient s’avérer malencontreusement vaines.

Et alors que ce dernier reproche vint traverser son esprit, l’A.O.A secoua légèrement la tête avant de se concentrer de nouveau sur la conversation qui dérivait sur la passion de sa jeune voisine. « Oh c’est vrai ? Je comprends mieux pourquoi vous êtes si douée dans le dessin et pourquoi vous avez choisi d’être tatoueuse ! » Mais avant qu’elle ne puisse surenchérir, sa vis-à-vis plongea ses prunelles dans les siennes et durant l’espace d’un instant, elles s’observèrent toutes deux sans prononcer le moindre mot, perdues dans une contemplation qu’elles ne semblaient pas pouvoir interrompre. On aurait ainsi pu penser qu’Eléa profiterait de ce moment pour la sonder afin d’y déceler ses mystères et ses intentions mais en vérité, elle se contentait simplement d’admirer son visage si sublime.

Et ce n’est que lorsque la jeune femme esquissa un mouvement en reculant contre le dossier de sa chaise qu’elle pu enfin émerger de sa contemplation. Ses sourcils se haussèrent alors à l’entente des paroles de sa voisine qui semblait ne répondre à aucune logique dans la continuité de leur conversation. Mais malgré son étonnement, elle réussit à reprendre le fil de la discussion. « Je m’appelle Hwang Eléa et j’ai 24 ans. Vous aussi vous êtes née sur cette île ? Cela nous fait un point commun du coup, même si contrairement à vous, de mon côté, ma mère est anglaise et mon père coréen. » Un sourire élargit doucement ses lèvres fines. « Et bien qu’il me soit arrivé de visiter leurs deux pays d’origine, je n’y ai jamais habité. Pourtant, je dois avouer que quelque fois, il me vint l’envie de déménager. J’aime bien cette île pourtant, je m’y suis habituée… Mais peut-être ais-je juste le besoin de changer un peu d’air… » Mais à cause de son travail en tant qu’A.O.A, elle était bloquée en ce lieu dont elle souhaitait pourtant s’échapper. « Sinon... vous vous êtes déjà rendue au Japon ? Ca à l’air d’être un pays bien magnifique… »

Son interrogation, pourtant si quelconque, semblait avoir fait ressurgir de ténébreux souvenirs dans l’esprit de la jeune femme. Et en quelques secondes, alors qu’elle remarquait ses yeux se voiler légèrement, Eléa devina l’origine de ce sentiment soudain. Elle qui connaissait des pan entiers de l’existence de sa voisine, comment avait-elle pu les oublier, l’espace d’un instant ? Comment sa mémoire avait-elle pu omettre son passé amer et ainsi lui rappeler de douloureux souvenirs ? Le regard désormais visé sur la table du café, l’A.O.A vint se mordre la lèvre inférieure tout en écoutant ces paroles emplis de peine qui brisèrent le silence.

Peu à peu, elle sentit une compression sur le bras tatoué qu’elle avait tendue à Makoto, une compression qui s’atténua aussi soudainement qu’elle était apparue. Ses yeux dérivèrent alors sur le visage dorénavant fermé de la jeune femme. Durant de lentes secondes, aucun mot ne vinrent franchirent la barrière de ses lèvres et elle se contenta de l’observer d’un regard désolé. Puis d’une voix qu’elle souhaitait chargée de douceur, elle prononça quelques paroles alors que ses yeux plongèrent dans les siens. « Ne vous excusez pas… C’est moi qui suis désolé. Je ne voulais pas vous blesser avec ma question… Pardonnez-moi d’avoir d’été indiscrète… » Et pourtant, son travail consistait à connaître les existences de certains individus lâchés sur cette île, à surveiller leurs moindres faits et gestes afin de les consigner dans un dossier. Elle se devait de fouiller dans leur quotidien et dans leur passé, à la recherche d’éléments importants aux yeux de ses employeurs…

L’histoire de cette jeune femme, elle la connaissait. Certainement bien plus que les proches de cette dernière. Et elle connaissait surtout le lien qui l’unissait à son père. Cet homme qu’elle pouvait aisément qualifier d’immondice. Cet homme qui n’avait cessé d’abuser d’elle durant des années et qui n’était dorénavant plus de monde, assassiné par sa fille, cette même personne qui ne tenait actuellement face à elle dans ce café faiblement bondé du quartier d’Aoruji. Mais avec le sérum, la jeune femme devait avoir oublié toute sa vie d’autrefois et son crime. Peut-être était-ce mieux ainsi, de vivre sans avoir à supporter le point de certains de ces actes, surtout si l’on éprouve des remords et qu’aucun suivi n’est entreprit pour y faire face ?

Soupirant intérieurement, Eléa reporta finalement son attention sur sa voisine, tout en cherchant dans son esprit quelles paroles elle pourrait lui prononcer. Une interrogation lui vint alors, celle qui consistait à comprendre pourquoi la jeune tatoueuse était venue lui parler. Une interrogation qui semblait primordiale et qui pourtant ne s’était imposée à elle qu’en cet instant. Mais elle en été persuadée, ce questionnement allait très certainement accroître le sentiment de gêne qui s’était installé entre elles. Alors elle préféra se taire sur ce sujet pour l'instant. « Vous souhaitez boire quelque chose… ? » C’était les premiers mots qui lui étaient venus, et Eléa était bien incapable de savoir s’ils étaient appropriés à leur situation.

Ses lèvres ne cessaient de dessiner un sourire. Un sourire doux et empli de chaleur. Un sourire qu’elle espérait capable d’apaiser l’atmosphère ainsi que l’esprit de sa voisine désormais troublé d’amers souvenirs. Ses yeux observaient son attitude, ces fines mains se tordre pour exprimer l’embarras et son regard se parer de diverses émotions. Et alors que sa voix eut prononcé ces quelques mots, pourtant si simples, si ordinaires, elle avait de nouveau ressentit ce trouble qui émanait de la jeune femme assise à ses côtés. Ce trouble qu’elle souhaiterait tant dissiper afin de pouvoir capturer ne serait-ce que l’esquisse d’un sourire. « Oh… Vous êtes sûr ? Cela ne me dérange pas vous savez… Même si je ne voudrais pas vous forcer… » De part la douceur de sa voix, elle tentait de lui dire que sa proposition n’était qu’anodine et une simple tentative d’emplir l’atmosphère d’une aura apaisante.

Et tandis que le silence se fit de nouveau roi un instant, ses prunelles observèrent les siennes, les formes de son visage, ces couleurs vivifiantes qui ornaient ses paupières ; comme un réflexe de photographe qui souhaite simplement capturer l’instant présent ou une émotion. Réflexe pourtant interrompu par la voix de son modèle. « Se tutoyer ? Oui, bien sûr, ça ne me dérange pas. » Même s’il est peu aisé de retenir une habitude ancrée dans le quotidien, Eléa acquiesça sans laisser à son esprit le temps de poser des questions. Son dos vint par la suite se délaisser sur le dossier de la chaise de bois basané. Ses muscles se détendent, s’abaissent ; tandis qu’une de ses mains laisse doucement reposer son menton et que son regard se fait plus discret, moins imposant sur ce visage de poupée. Puis une interrogation qui désormais lui brûle les lèvres s’échappent sous forme de quelques mots prononcés paisiblement. « Tu apprécies d’autres formes d’art ? Je veux dire, à part le tatouage ? » Mélange de pure réflexion et de demande intéressée, l’A.O.A était désireuse de connaissance sur les autres passions qui animait la jeune femme. Une banale curiosité qui pourtant pouvait lui permettre de maintenir ce lien si nouveau avec la jeune artiste, un lien qu’elle espérait au fond elle faire dépasser du cadre de ses obligations en tant que gardienne des secrets de l’île.