Cette nuit-là, j’errai sans but précis dans la ville, laissant mon esprit vagabonder au gré de mes pensées. La lune surplombait la ville et éclairait les pavés de la ruelle d’une douce lumière qui contrastait avec la froideur des murs grisâtres des bâtiments du quartier dans lequel je me trouvais. Un vent glacial commença à s’engouffrer sous ma veste et je m’empressai de relever la fermeture éclair, quand un toussotement se fit entendre, m’arrachant ainsi à mes réflexions. Je relevai la tête et il ne me fallut qu’une poignée de secondes avant de reconnaître le visage de l’individu situé à quelques mètres de moi, adossé contre un mur, une cigarette visée dans la bouche. Pourquoi avait-il fallu que nos chemins se croisent ? Pourquoi ne pouvait-il simplement pas disparaître de mon existence ?

Caressant instinctivement le bracelet que je portais autour du poignet, je m’avançai péniblement en essayant de faire abstraction de cet homme jusqu’à ce que sa voix caverneuse m’interpelle et m’oblige à m’arrêter. Je me retournai lentement dans sa direction avant de plonger mon regard dans le sien. Aussitôt la colère, une sensation que je n’avais jamais éprouvé auparavant avec autant d’intensité, m’envahie. Elle semblait avoir pris possession de mon être et de mon esprit, sans que je puisse la réfréner. Je déversais alors tout ma haine sur cet individu, en lui crachant des dizaines d’insultes au visage et en abatant mon poing sur son visage. Des larmes vinrent peu à peu brouiller ma vue, mais je pouvais encore apercevoir le sang qui colorait dorénavant mes mains. « Tu n’avais pas le droit ! Tu n’avais pas le droit de lui faire subir ça ! » hurlai-je, la gorge serrée. Ma sœur n’avait pas mérité un tel supplice, elle n’avait pas mérité de se faire agresser sexuellement. Cet ancien camarade de classe avait osé assouvir son désir pervers sur ma petite protégée. Il avait commis un crime… et il ne pouvait s’en sortir impuni.

Ses derniers cris de douleur résonnèrent dans la ruelle, puis ils furent rapidement remplacés par un silence pesant et glacial. Alors que je tentais de reprendre mon souffle, je commençai à prendre conscience de l’horreur que j’avais commise. Désormais pris de nausée, je me reculai brusquement jusqu’au mur situé derrière mon dos et les larmes qui s’étaient alors taries dévalèrent à nouveau sur mes joues. Comment avais-je pu... le tuer ? Etais-je devenu un… monstre… ?

Des bruits de pas retinrent soudainement mon attention et je pivotai la tête, le regard absent. Un homme se tenait à mes côtés, un téléphone portable dans la main, et ses yeux reflétaient toute la peur qu’il ressentait à mon égard. Les minutes s’écoulèrent jusqu’à ce que le silence soit brisé par le signal sonore d’une sirène. Des individus m’encerclèrent et me firent monter à bord de leur véhicule, sans que je leur oppose la moindre résistance. Et au cours de l’intégralité du trajet, je n’ai cessé de caresser le bracelet offert par ma petite sœur, comme s’il s’agissait de la seule chose qui me permettait de ne pas sombrer.

Les hommes du véhicule m’emmenèrent par la suite dans un étrange bâtiment, où un individu se présentant comme étant un psychologue m’accueillit et me dirigea dans l’une des nombreuses salles aux murs immaculés. Il m’incita à m’asseoir sur une chaise et prit place sur le bureau situé face à moi. Il m’expliqua alors que je n’avais pas été désigné coupable, que mon crime avait été maquillé et classé en tant que simple accident. « Vous comprenez bien que la violence n’a pas sa place dans notre pays, jeune homme, et que la société ne peut être parfaite tant que vous, les criminels, le peupleront. Par conséquent, il est impossible que vous, un adolescent âgé d’à peine dix-neuf ans, vraisemblablement sans histoires, puisse assassiner une personne simplement sous le coup de la colère… » Ma bouche s’était entrouverte d’elle-même, sans que le moindre son ne se produise. « Mais ne vous inquiétez pas. Demain, vous serez envoyé sur une île, l’île d’Aikoyangi, où vous pourrez être soigné par des médecins spécialisés et ainsi devenir un jeune homme… changé. » Et avant même que je puisse poser l’une des milliers de questions qui me traversaient l’esprit, je sentis une douleur au niveau du cou, puis un voile noir vint recouvrir ma vision et je rejoignis rapidement les bras de Morphée.

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Comme l’avait prédit le psychologue, j’ai été envoyé sur la fameuse île d’Aikoyangi, sans même que mes proches ne contestent cette décision. Mais j’imagine que si des individus possèdent le pouvoir de maquiller un crime, alors ces derniers doivent être capables de manipuler des personnes, de les rendre amnésiques et de leur faire croire qu’un être cher à leurs yeux n’a jamais existé ou n’est plus de ce monde… Et quand bien même la perspective d’être oublié de ma famille soit une souffrance, je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était peut-être mieux ainsi. De toute évidence, je n’oserais pas me présenter à eux et leur rétorquer que j’étais bel et bien leur fils ou leur frère. Ils n’avaient pas à subir ma faute. Ils n’avaient pas à être considérés comme les proches d’un criminel… Ils ne le méritaient pas. Au moins, je ne pourrais pas leur causer le moindre mal désormais.

Étrangement, je ne garde qu’une vague réminiscence de mon arrivée sur l'île. Je me souviens seulement de ces hommes portant des masques chirurgicaux, de cette seringue remplie d’un curieux liquide, de cette peur qui a envahit mes entrailles… et puis du néant qui est venu m’envelopper… Je me souviens m’être éveillé dans un appartement, la tête lourde à force d’avoir la sensation d’être envahie de souvenirs qui ne semblaient pas être mien et qui tentaient de s’introduire à tout jamais dans ma mémoire. Je me souviens m’être rapidement retrouvé dans une université pour y suivre une formation de musicologie, sans vraiment savoir pourquoi je m’y étais rendue, comme si je n’agissais pas selon ma propre volonté. Seulement, quelques mois plus tard, l’étrange emprise que je ressentais avait totalement disparue, tout comme les souvenirs qui essayaient de s’implanter dans mon esprit.

Aujourd’hui, peu de choses ont changés depuis que cette étrange sensation s’est brusquement envolée. Tout en continuant mes études à l’université, je suis devenu baby-sitter, ce qui me permet de ne pas complètement vivre dans la misère. De même, les enfants sont les seuls êtres qui parviennent à me persuader qu’au fond de moi, je ne suis pas un monstre. Peut-être était-ce dû à leur innocence, qui semblait déteindre sur moi – du moins, telle était l’hypothèse que je m’étais imaginé –. Mais peut-être était-ce dû à une tout autre raison. Seule leur présence me permet de ne pas faire resurgir la colère qui est enfouie en moi, cette colère qui m’effraie et qui pourtant ne semble jamais vouloir me quitter. Car malgré le temps qui défile, le crime que j’avais commis et que j’aurais préféré oublier reste toujours profondément ancré dans mon esprit. Et il ne cesse de me hanter, de me rappeler continuellement que je ne suis au final qu’un criminel…