"Séoul. Magnifique ville de Corée du Sud, connaissant une popularité hors du commun. Toujours plus de visiteurs, toujours plus de nouveautés... Toujours plus de gens comme nous. Depuis les années 1990, nous n'avons arrêté de venir envahir cette magnifique ville, notre rêve. Littéralement. Parce que je ne suis pas comme vous. Je suis une transfuge. Ce que ça veut dire ? Beaucoup de personnes ne comprennent pas. Très peu pensent à nous, dans leur vie quotidienne. Ils ne se disent pas qu'à chaque heure de la nuit et du jour, on souffre. Qu'on ne voit que la misère du monde, sans aucun espoir qu'un jour on puisse avoir une vie meilleure. Nous existons, mais nous ne vivons pas. Mais pour ceux de l'extérieur, nous n'existons même pas. Parce que nous sommes de la Corée du Nord." 

Sung Jin est née à Hyesan, en Corée du Nord. Elle considère déjà ça comme une maigre chance. Elle aurait pû naître dans la capitale, ou carrément à l'opposé de sa ville natale. Non pas que celle-ci soit belle, ou que les habitants y soient gentils. C'était la misère. Depuis les années 2000 jusqu'à sa naissance, en 2032, le régime de la Corée du Nord est resté le même. Une dictature des pires sortes. Les descendants de Kim Jung Un sont toujours resté au pouvoir, de descendances, en descendances. La Corée du Nord n'a jamais connue la paix. Et Sung Jin non plus. 

Naître à Hyesan était horrible, mais être aussi proche de cette frontière avec la Chine était une bénédiction à ses yeux. Pourquoi horrible ? Parce que Hyesan n'était plus une ville, mais un camp. Un goulag, si vous préférez. Car on ne peut pas appeler ça une ville. Avec des orphelins essayant de trouver à manger dans la rue, qui dorment allongés à même le sol, sur un t-shirt trop grand pour eux, s'ils ont de la chance ? Des femmes et des hommes avec l'obligation de se plier aux règles d'un dictateur aussi cruel ? Pas une ville. Naître dans la capitale et avoir une opportunité d'avoir un travail, mais admirer des parades faisant éloge au dictateur ? Jamais. Elle préférerait se crever les yeux que de voir ça. Malheureusement, son père et sa mère, qui travaillaient dans les mines et les champs aux alentours de la ville, avaient eux aussi du mal à obéir aux ordres du dictateur. Quand elle eu cinq ans, sa vie changea du tout au tout.

Car vivre dans un camp est pire que d'être en prison. La prison paraît charmante à côté. La mort ? Douce. Comment s'était-elle retrouvée dans un camp ? Un soir, un voisin entendit ses parents critiquer le dictateur. Ceci leur valu un allé direct dans le camp, et des centaines de coups. Elle ne se rappelle plus la douleur qu'elle ressentis ce soir là, sous ces coups de matraques. Elle sentit juste une partie d'elle se briser. Car le soir pour s'endormir, sa mère ne lui chantait plus une berceuse. Elle s'endormait au son des coups de matraques sur le corps d'un des captifs. Parfois au son des cries d'une femme se faisant violer. Ou au sifflement de la respiration d'un enfant, à l'article de la mort car il n'y a pas assez de nourriture. Sung Jin a eu de la chance, car peu d'enfants survivent dans les camps. Sa mère étant enceinte de sa petite soeur et accoucha dans le camp. Avec toujours l'image de cet enfant à l'article de la mort et le bruit de son souffle dans sa tête, elle espéra de tout coeur que sa petite soeur s'en sorte. Les autres prisonniers donnaient toute la nourriture qu'ils pouvaient trouver pour les aider. Du moins une partie, car ils tiennent tout de même à leur vie. Son père se privait également de manger et donnait tout à sa mère, pour qu'elle puisse allaiter.

Sa petite sœur survécu également à l'enfer qu'elles vivaient chaque jour. Au final, ce fut son père qui décéda à cause de la famine. Elle dû vivre avec le corps de son père allongé près d'elle pendant plusieurs heures avant que les gardes ne se décident à l'emmener. Parce que oui, en plus d'être cruels, ils sont sadiques. Rien de mieux pour eux, de voir qu'ils peuvent toujours trouver des moyens en plus pour vous faire souffrir. Elle, sa sœur et sa mère vécurent dans cette misère pendant de nombreuses années. Mais à l'âge de 15 ans, elle n'en pouvait plus. Elle ne supportait plus cette vie. Le pire n'est pas forcément de se faire frapper à la moindre raison. Au bout d'un moment, elle fut habituée. Les bleus, les coupures.. Ça n'a laissé que des cicatrices. Mais d'être traité comme de simples morceaux de viandes ne lui allait plus. Alors un soir, avec sa mère d'une cinquantaine d'années et sa sœur de dix ans, elles partirent. En hiver, car avec de la chance, la rivière Tumen sera gelée : alors aucun besoin de traverser à la nage. Il suffit de marcher sur l'épaisse couche de glace qui recouvre l'eau.  

"La peur de se faire attraper dans ce genre de moment est intense. J'entends mon cœur battre jusque dans ma tête, et les bruits alentours s'évanouissent. Je ne me rappelle de rien clairement, juste des sensations. Cette peur qui tord les boyaux. On arrive à la rivière Tumen, séparant la Chine de la Corée et aucun gardes en vue pour l'instant. Ce n'est pas pour autant qu'on sort des buissons. On reste cachés. La rivière n'est qu'à moitié gelée, aucun espoir de la traverser sans nager. Alors on entre dans l'eau et je me rappelle ne plus sentir mon corps. Le courant est tellement fort que peu de personnes ont réussis à la traverser. On a entendu les rumeurs. Mais on ne lâche pas. Ma mère porte ma sœur sur ses épaules et je suis derrière elle pour la soutenir, pour pas qu'elles ne tombent avec le courant. Puis quand on sens la neige sur ses doigts, sur son corps, de l'autre côté de la rive.. Même si on a l'impression de mourir gelée, l'euphorie te cloue sur place et tu restes dans la neige. Une fois sur pieds, tu as envie de crier. Mais tu n'es pas encore libre. Il faut maintenant traverser la Chine avec "wanted" écris sur ton dos."

Elles sont peut-être restées deux minutes à essayer de se remettre de cette traversée dans l'eau gelée. Avant que la mère de Sung Jin, Hyun Joo, ne les pousse à continuer. Elle reprit ses esprits plus vite que Sung Jin, tandis que sa petite sœur avait des larmes qui coulaient le long de ses joues depuis qu'elles étaient partis du camp. Ce qui brisa le cœur de sa sœur, à chaque pas qu'elle faisait. Malheureusement, elles ne sont pas allées bien loin dans la Chine. Rapidement, elle se fait vendre à un homme Chinois par un garde qui veut se faire de l'argent, pour boucler les fins de mois. Sa mère et sa sœur réussirent à s'échapper. Elle se maria à cet homme qui l'avait acheté, d'une quarantaine d'années et vécue à Hunjiang, une ville proche de la frontière. De là, son histoire de fugitive commença. En Chine, le gouvernement recherche ces "transfuges" qui s'échappent de Corée, pour les renvoyés dans leur pays. Elle commence donc une nouvelle vie, mariée à ce pédophile. Toujours la peur présente, cette vieille amie qu'elle ne connaît que trop bien maintenant. Tout les jours à se poser des questions, sur l'état de sa mère et sa sœur. Si elles ont réussi à se faire une vie en Chine, ou si elles ont été renvoyées à Hyesan. Quelques fois il lui arrive de prier, maintenant qu'elle a le droit de croire en une religion, pour que sa mère et sa sœur soit en sécurité. 

En Chine, elle apprends à lire et à écrire Chinois, mais aussi coréen. Car elle n'est jamais allée à l'école à Hyesan. Elle n'a jamais eu le temps, avant d'être envoyée dans ce camp. Donc elle rattrape le temps perdu et fait de son mieux. Elle vit ainsi pendant cinq ans avant de pouvoir s'enfuir avec un passeur, appelé Jade. Les passeurs sont en général d'anciens Nord-Coréens qui ont réussis à se faire une vie en Chine et qui aide leur camarades coréens à entrer en Corée du Sud. Mais ce n'est pas gratuit. Elle doit payer 3000$ pour s'enfuir. Donc elle les vole à son "mari" avant de faire son sac et de partir en courant voir Jade, son passeur. D'ici, ce n'est qu'un long voyage qui l'attends, d'une ville à l'autre. D'abord Xiao, puis Kunming. Sur l'autoroute, elle voit les voitures de police défilées et elle se dit "peut-être que la prochaine sera pour nous". Le trajet dure plus de douze heures, où on doit parler Chinois pour montrer qu'on est pas un transfuges. Où on ne doit pas laisser les larmes coulées à chaque fois que la peur de se faire attraper prend le contrôle. Dernière épreuve avant de retrouver un semblant de liberté : traverser le Mekong. Le chemin est long, mais elle doit se rendre en Thaïlande pour espérer un jour voir le soleil se lever sur Séoul, ville qui abrite tous ses rêves de jeunes femmes de vingt ans.

" En général, on arrive à Séoul avec le cœur pleins d'espoir. Les années ont passés, peut-être que les Coréens du Sud seront clément avec moi. Ils ne me regarderont ni ne me traiteront différemment. Mais c'est devenu pire. Il y a des émissions de télé sur nous. Ils nous invitent sur les plateaux, se moquent du régime nord-coréen, et font semblant de nous plaindre. Ils rigolent quand on leur raconte qu'on s'urine dessus à chaque fois qu'un garde viens chercher une personne pour la battre. Que les orphelins mangent quelque fois du plastique pour espérer atténuer la sensation de faim. C'est comme si ce cauchemar ne s'arrêterait jamais. "

Tout ça pourquoi ? Car elle a eu le malheur de naître du mauvais côté de la frontière. Pendant trois ans, elle a tenue le coup. Elle a même réussi à faire des études en puériculture, dans l'espoir d'un jour ouvrir un centre pour accueillir les enfants réfugiés Nord-Coréen ici, à Séoul.  Malgré les discriminations, qui ont fait qu'elle n'a trouvé un travail qu'après quatre mois dans Séoul. Mais elle ne peut pas tout supporter non plus. A force de moqueries, du peu d'empathie envers son passé, elle a finis par littéralement péter un câble. Alors quand un homme fréquentant le restaurant dans lequel elle travaillait l'a approché et l'a touché en espérant obtenir quelque chose d'elle puisque elle "a déjà vécue ça n'est-ce-pas ? Tu viens du Nord, ça ne devrait pas te déranger", elle s'est lâchée. Elle n'en est pas restée qu'à une victime. Au final, il y avait quatre corps autour d'elle quand elle se rendit compte de ces actes. Mais elle ne sentit aucun remords. La prison ? Un doux rêve. C'est son patron qui l'a dénonça, ayant assisté au massacre. 

Allongée sur cette table métallique, avec la sensation de froid parcourant sa peau, elle se disait que peut-être c'était ça, sa seconde chance, non pas Séoul. Alors elle ferma les yeux, se disant que rien ne pourrait être pire que Hyesan. Rien. 

A son réveil, aucun souvenirs de ce crime remplis de haine. Aucun souvenir de sa soeur et sa mère, perdue à la frontière de la Chine. Aucun souvenir du cadavre de son père, perdant des couleurs petit à petit sous ses yeux d'enfants. Aucun souvenir de la Corée du Nord, de tous les coups qu'elle a pu recevoir, de tous les viols auxquels elle a pu assister, ni de son mariage à un vieux chinois, ni même du projet de créer un refuge pour les nord-coréens.

Aujourd'hui, Sung Jin vit à Aikoyangi, dans le quartier de Kona, puisque l'école dans laquelle elle travaille s'y trouve. Elle est assistante maternelle et tous les jours sont remplis de joie et de rires. En arrivant sur l'île, elle se sentait un peu perdue, elle doit l'avouer. Elle mit du temps pour trouver ses repères et se sentir à l'aise : elle n'a pas l'habitude du changement et a beaucoup de mal avec ça en général. Après quelques mois passé à explorer ses alentours, elle finit par se sentir bien dans son appartement, dans son quartier et elle décida même de sortir. Dans des bars, des restaurants, des endroits plus calmes.. Elle avait fait le tour. Puis petit à petit, au fil des mois, les cauchemars se sont mis à arrivés. En se levant le matin, impossible de se souvenir de la moindre image, mais pendant la nuit, elle pouvait faire des crises de panique, sans savoir de quoi elle avait cauchemarder. Un jour elle alla à la maternelle et ce fut quand l'une des enfants lui dit qu'elle avait de "grand cercle noirs" sous les yeux qu'elle décida de voir une psychiatre, pour se faire aider, pour pouvoir dormir la nuit. Ca ne lui a jamais apporter grand chose mais ainsi, elle a pu se faire prescrire des médicaments pour dormir. Depuis, les cauchemars sont rares, mais toujours présents.

Elle pense que c'est dû au changement. Elle n'est pas encore habituée, même après deux ans de vie sur l'île. Elle n'a pas encore réussie à tisser des liens avec les habitants, ou même ses collègues de travail. Elle se dit que ce n'est qu'un manque, que ça passera avec le temps. Si elle savait.