Comme tous les jours, j’avais endossé mon rôle d’A.O.A. Ce rôle qui m’avait été imposé et dont j’étais prisonnière depuis trois longues années. Trois années consacrées à la surveillance des moindres faits et gestes de certains citoyens d’Aikoyangi. Trois années consacrées au maintien de la paix. La criminalité n’avait pas sa place sur l’île. Elle ne devait pas entacher son image. Elle ne devait pas terroriser les habitants qui ne méritaient pas de la subir. Mais cette relative tranquillité était en réalité basée sur un mensonge. Aikoyangi n’avait été créé que dans le seul but d’expérimenter un sérum sur des criminels. Criminels qui, une fois arrivés sur l’île, ne possédaient plus aucun souvenir de leur vie passée et des instants où ils avaient commis des actes condamnables. Mais que se passerait-il si la vérité venait à éclater ? Que se passerait-il si l’un d’entre nous venait à révéler les secrets que renfermait l’île ? Mais plus je réfléchissais à ces interrogations, et plus les réponses qui se dessinaient dans mon esprit me paraissaient néfastes pour l’avenir des citoyens. Alors j’avais fait le choix de me taire…

Tandis que j’empruntais le bus me menant à mon lieu de travail, mon regard se perdit dans le paysage que je pouvais apercevoir depuis la vitre. Et un souvenir vint surgir dans ma mémoire. Celui du jour où j’avais reçu cette lettre m’annonçant que je devenais une A.O.A. Une lettre vantant certaines de mes qualités. Mon sens de l’observation, ainsi que ma capacité à comprendre et écouter les autres avaient retenues l’attention du maire. Et je n’avais eu d’autre choix que d’accepter sa proposition, quand bien même l’idée de surveiller des personnes à qui ont avait altérer la mémoire me déplaisait. Pourquoi avaient-ils osé inventer ce sérum ? Pourquoi reprocher à certains individus d’être des criminels alors qu’au fond, ceux qui étaient à l'origine de ce sérum l’étaient tout autant ? Pourquoi ne pas laisser une seconde chance à ces personnes ? Pourquoi, même sans les pardonner, ne pas essayer de comprendre leurs gestes ? Pourquoi ne pas simplement essayer de les écouter… ?

Alors que je passais les portes de l’institut où je travaillais, je fus immédiatement attirée par la présence d’une jeune femme qui patientait sagement sur une chaise. Une jeune femme qui répondait au nom d’Ha Neul. Une jeune femme que je devais surveiller et dont la mémoire a été déformée à cause du sérum. Au fil de nos rencontres, je m’étais rapprochée et avait tissé un lien avec elle que je refusais de rompre. Elle n’était plus un banal individu dont je devais inscrire les moindres faits et gestes dans un rapport. Elle était devenue une personne à part entière dans ma vie, une personne que je refusais de perdre… Nos regards s’étaient alors croisés et nos lèvres s’étaient étirées pour marquer un sourire. Mais le sien paraissait morose. Et son visage, quant à lui, traduisait une peine qu’elle ne parvenait pas à cacher. Je m’étais doucement approcher d’elle, le regard empli d’inquiétude. D’une voix presque inaudible, elle m’avoua qu’elle avait besoin de parler et d’être simplement écouter.

Le soir même, je m’étais rendu dans son appartement. Elle me paraissait si fragile, si bouleversée… Comme si quelque chose hantait son esprit et rongeait son être. Ma main s’était instinctivement posée sur la sienne, lui offrant ainsi un contact qu’elle recherchait et qui lui était presque vital. Il était comme une délivrance pour elle. Un moyen de s’accrocher un temps à notre monde. Alors que le silence avait lentement envahi la pièce, elle avait ainsi prononcé ces mots qui lui empoissonnaient l’âme. Ces mots qui traduisaient les horreurs qu’elle avait commises. Ces horreurs qui revenaient sans cesser hanter ses nuits. Ces horreurs qu’elle ne parvenait pas à décrire, comme si les mots étaient en eux-mêmes insuffisants ou bien trop difficiles à prononcer. Et ces erreurs, finalement, qu’elle ne regrettait pas. Elle se sentait comme sous l’emprise d’une pulsion morbide qu’elle ne parvenait pas à contrôler. Et à chaque instant, elle redoutait de plonger à nouveau dans la bestialité humaine.

Tandis que le silence s’installait une fois de plus, je m’imprégnais des mots qu’elle avait proférés. Mais malgré la confusion, les milliers de questions qui se bousculaient dans mon esprit, ma main n’avait cessé de maintenir un contact avec la sienne. Je refusais de le perdre, tout comme je refusais de perdre Ha Neul. Je ne pouvais pas la quitter. Je ne pouvais qu’essayer de la comprendre, de l’aider. Mes doigts vinrent doucement s’entrelacer à ceux de la jeune femme et mon regard plongea dans le sien. Sans prononcer le moindre son, nous avions compris que le lien qui nous unissait ne pourrait se rompre. Et elle avait compris le serment que je souhaitais tenir. La promesse de ne pas l’abandonner et de l’aider à vivre à nouveau. Et tandis que le temps semblait s’être arrêté, seule sa voix faible vint briser quelques instants le silence pour prononcer ce simple mot. Ce simple mot qui scellait notre promesse muette. « Merci… »