Il m’appelle « petite fleur ».
Un lys ? Elle caresse les pétales du bout d’un doigt, assise dans le jardin. Il pleut. Elle a froid mais elle ne veut pas retourner à l’intérieur, elle sait trop bien ce qu’elle y trouvera. Elle ne pleure pas, mais peut-être le devrait-elle.

Il est loin.
« Lys », en anglais, se dit « lily ». Avaient-ils pensé à ça, à tout ce qui arriverait, lorsqu’elle est née ? Ou peut-être avaient-ils juste besoin de trouver un prénom anglais, après avoir donné un nom japonais à son grand frère. Elle serre un peu plus ses genoux contre elle et pose la tête dessus, tournée vers les lys qu’elle observe. Des gouttes tombent sur les pétales, se figent un instant puis glissent, lentement, avant de s’effondrer au sol, brutalement. Comme elle.

Il n’était pas là quand j’en avais besoin.
La maladie de sa mère lui est tombée dessus. On a pensé qu’elle irait mieux, que tout s’arrangerait, et Lily y croyait plus que n’importe qui. Elle voulait continuer de vivre avec sa mère, elle voulait la voir sourire de fierté en entendant qu’elles se ressemblaient. Elle voulait continuer de voir son père heureux et aimant, elle voulait continuer de le voir s’excuser parce qu’il était rentré dix minutes plus tard que prévu. Elle voulait continuer à vivre dans son petit cocon de bonheur, entourée de ses parents qui lui faisaient oublier que son frère n’était pas là, qu’il semblait avoir d’autres priorités. Mais elle est morte et Lily a sombré, avec elle. Elle n’avait plus de mère. Elle était différente de ses camarades de classe, son père était tout le temps triste et elle… Elle n’avait pas son frère. Il n’était pas là. Elle était seule et elle n’arrivait pas à s’en sortir seule. Personne ne lui a tendu la main. Personne ne l’a aidé. Elle a arrêté les études, elle a passé ses journées à sortir avec des gens qu’elle savait peu fréquentables puis, en rentrant, elle hurlait sur son père, lui criant des horreurs qu’elle regrettait toujours, cinq minutes plus tard. Mais impossible d’aller s’excuser, elle lui en voulait trop de ne pas la comprendre. Et elle était trop fière. Alors elle s’endormait, en fixant les constellations qu’elle avait reproduit dans sa chambre, avec des étoiles phosphorescentes. Le dos tourné à celle représentant son frère qu’elle a trahi et qu’elle aime plus que tout.

Il n’aurait pas aimé Chris.
Pour fuir cette maison qui lui rappelait trop de souvenirs douloureux, elle sortait. Elle a rencontré des gens qui traînaient dans les rues. Tous déjà majeurs, elle n’avait que quinze ans. Mais ils l’ont accueillie. Elle fuyait sa maison vide et triste alors elle était comme eux. Et il y a eu Christopher. Elle lui a tout donné, et surtout ses premières fois. Premier baiser, premier amour, premier rendez-vous, premier vol, premier joint, première cuite, première relation sexuelle. Ils ont été les seuls à la comprendre, ils ne la traitaient pas comme une enfant, contrairement à son père. Ils la voyaient comme l’une des leurs et son père n’aimait pas ça. Il disait qu’il n’était pas fréquentable. Il l’avait punie et enfermée dans sa chambre, lorsque Chris a fait son overdose. Elle n’était pas à ses côtés lorsqu’il a effectué son allée simple pour l’hôpital. Elle n’est pas venue l’identifier mais leurs amis si. Ils étaient là, eux. Et la différence entre eux était soudain flagrante. Elle avait encore des chaînes à ses pieds. Pas eux.

Il ne sait rien, il est toujours le dernier au courant.
Déjà quand maman est tombée malade. Il était loin, il ne l’a su qu’en revenant. Il n’est pas venu avec eux en Angleterre lorsque cela a été décidé. Alors elle s’est efforcée de lui pardonner son absence, de pardonner le fait qu’elle n’avait un frère que sur les papiers. Même s’il n’a jamais été vraiment là, elle l’a toujours aimé. Il a toujours été la personne à laquelle elle pensait avant de s’endormir, la première personne à qui elle voulait annoncer ses bonnes notes. Lui est un génie, il a toujours eu de bonnes notes mais elle a toujours eu du mal. Elle aurait aimé qu’il l’aide, mais il n’était pas là. Alors elle volait ses anciens cours et les relisait, s’imaginant que c’est son frère qui lui lisait les notes. Et elle s’efforçait de devenir aussi intelligente que lui, de travailler autant que lui. Pour qu’il soit fier.

Ça se trouve il ne m’aimera plus.
Il paraît que les grands frères s’amusent à dire à leur petit frère qu’ils ont été adoptés. Si Ryosuke lui avait dit ça, en revenant d’Angleterre, elle l’aurait cru. Il avait le rôle parfait du grand frère qui ne voulait pas de cette petite sœur et leur parent avaient le rôle parfait des adultes ayant rêvé d’une petite princesse à cajoler, le genre de parents à adopter la fille de quelqu’un d’autre. Mais elle sait que c’est faux. Elle ressemble de plus en plus à maman. Elle a la même allergie aux fruits à coque que son père. Le même larynx qui gonfle lorsqu’elle en prend par erreur.

Il va avoir tellement honte de moi…
Lily veut toujours, plus que tout, faire plaisir à son frère. Le rendre fier d’elle. Peut-être que, comme ça, il la regardera vraiment. Il prendra de ses nouvelles plus régulièrement. Il l’aimera plus. Il ne l’abandonnera pas, lui. Cette fois encore, les larmes ne coulent pas, alors qu’elle se met à hoqueter le nom de la seule personne qu’elle refuse de voir, actuellement. Mais elle n’a plus que lui. Quand elle pense que, pas plus tard qu’hier matin, elle avait décidé de ne plus jamais le voir. Elle avait acheté ce gâteau, à la noix. Puis elle l’avait ramené, pour le manger au goûter. Elle l’avait sorti de son emballage qu’elle avait caché, pour que son père ne sache rien. Il n’a tellement rien su qu’il l’a mangé en rentrant du travail. Lily est descendue en catastrophe quand elle l’a entendu rentrer. Il ne devait pas rentrer si tôt, surtout pas aujourd’hui !

Il va me haïr.
Elle l’a trouvé suffoquant, dans la cuisine, tentant de chercher le médicament pour calmer sa crise. Mais il ne trouve pas. Il tourne la tête vers elle et leurs regards se croisent. Le cœur de Lily panique un bref instant, puis se calme. Et elle compte. Les secondes qui la séparent de la mort. Elle sait très bien où est le médicament qui pourrait sauver son père mais, étrangement, elle ne bouge pas. Ils se regardent. Puis l’homme s’écroule, et elle continue de compter. 600 secondes plus tard, elle s’approche et pose deux doigts au niveau de la carotide de son père. Et attend. Rien ne vient percer le silence, plus rien ne bouge et elle se relève. Sans trop savoir pourquoi, elle sort. Elle tourne dans le quartier, pieds nus, en débardeur et short, encore maquillée. Aucune larme ne tombe. La nuit tombe et elle retourne chez elle mais hésite devant la porte. Finalement, elle passe par-dessus la rambarde de leur jardin et se blottit contre un mur. Près de ses lys en pot. La pluie commence à tomber peu après minuit. Elle n’a pas bougé.

Je ne lui dirai rien. Il n’en saura rien. Il n’a rien su, jusque-là, alors il ne saura rien. Personne ne viendra, personne ne saura. Et surtout pas lui.
Lorsque la police vient, alertée par le voisin qui a vue sur leur jardin, Lily est en hypothermie, elle ne sent plus ses doigts et ses pieds. Elle tremble de froid et a faim. Il est presque dix-neuf heures et elle n’a toujours pas bougé, depuis la veille. Une ambulance arrive et on la conduit à l’hôpital. Elle aurait pu mentir aux policiers, lorsqu’ils l’interrogent, mais elle n’y pense pas. Elle est trop fatiguée, elle veut juste dormir, maintenant. Mais ils lui pose plein de questions. Alors elle répond. Elle leur donne la cachette de son ticket de caisse, celle où elle a mis l’emballage du gâteau. Elle leur dit où est l’antihistaminique, dans la cuisine. Ils la menottent au lit et elle s’endort enfin.

Ryosuke n’est pas venu la voir, depuis qu’elle a été hospitalisée. Puis emprisonnée. Elle s’attend presque à le voir lorsqu’on l’emmène ailleurs. On l’emmène loin, apparemment. Elle a entendu un nom se répéter. « Aikoyangi ». Ça lui rappelle des souvenirs trop enfouies pour qu’elle les revoit. Le nom lui semble familier mais elle ne sait plus pourquoi. Elle se sent si vide et épuisée… On lui annonce qu’on va lui faire une piqûre, pour le voyage. Elle ne bouge pas. Elle entend des bribes de phrases. « Trop docile », « Fait froid dans le dos », « Dangereuse pour elle-même ». La personne qui lui perce le bras lui parle directement, un sourire sur les lèvres. « Je suis sûr que ça ira mieux, maintenant. » Les larmes tombent enfin.


Lily a oublié.

Lily a oublié qu’elle a tué son père, que sa mère est morte de maladie. Elle pense avoir arrêté les cours pour se consacrer à sa mère qui était malade mais a guéri l’année dernière. Elle a oublié qu’elle a été renvoyée de trois collèges différents, à quinze ans, qu’elle fumait, qu’elle sortait tard le soir et rentrait tôt le matin, qu’elle passait ses nuits entourée de jeunes Anglais plus âgés qu’elle. Qu’ils lui ont appris comment bien fumer et profiter un maximum de chaque cigarette. Elle a oublié où trouver de la drogue facilement, dans Londres. Elle a oublié les petits braquages qu’elle a fait, avec ses amis. Elle a oublié ses soirées à se faire engueuler par son père après qu’il lui ait évité la prison pour la énième fois. Elle a oublié Chris et ses amis. Elle a oublié combien elle en voulait à son frère de ne jamais avoir été là.

Son cœur bat la chamade alors qu’elle pousse son chariot à travers l’aéroport. Elle passe les dernières portes qui la séparent de son frère et elle le voit, un peu plus loin. Elle sent les larmes lui monter aux yeux et sa gorge se serre. Elle s’approche lentement et il vient, face à elle, plus rapidement. Elle abandonne son chariot et avance en avant, trois pas puis elle se blottit contre son frère, murmurant les mêmes mots, encore et encore, en pleurant.
« Pardonne-moi »


Lily chantonne en admirant ses lys, encore tout jeunes. Elle a hâte de les voir épanouis, les pétales grands ouverts et tournés vers le soleil, le blanc piquant les yeux lorsqu’on les regarde trop longtemps. Elle aime penser qu’elle est comme eux. Pure et éblouissante. Elle essaye de l’être. Cela fait un an qu’elle est de retour aux sources, comme on dit. Elle a repris les études, mais c’est dur. Elle n’étudie plus depuis ses quinze ans alors il faut recommencer. Elle n’aime pas ça mais elle se doit de faire des études, elle ne veut pas être un poids pour son frère. De plus, ses parents lui ont fait promettre de ne pas les contacter tant qu’elle n’a pas fini le lycée. Elle trouve ça bizarre, comme promesse, mais elle fait avec. Elle a hâte de revoir son père mais surtout sa mère. Elle dort entourée de leurs constellations, dans la chambre juste à côté de celle de son frère. Il est tout son monde, maintenant, elle ne le sait pas mais elle n’a que lui. Elle le ressent quand même. Ses parents sont absents et lui seul est là. Il s’occupe d’elle. Et elle l’aime, énormément, elle refuse de le perdre. Mais elle refuse d’être un poids. Alors elle espère reconnaître le moment où il faudra qu’elle le laisse partir. Mais elle espère qu’il ne la laissera jamais derrière pour autant, qu’il la gardera toujours près de lui, qu’ils seront toujours ensemble. Elle ne veut plus être sans lui. Elle lui laisse malgré tout sa liberté, elle ne le colle pas. Elle ne lui demande pas un compte-rendu de ses journées mais elle lui en fait un des siennes. Et il y a cette petite pointe de fierté lorsqu’elle explique qu’elle est la petite sœur du dirigeant de ce grand hôtel que tout le monde connaît. Ça ne lui rapporte rien qui l’intéresse mais elle est fière de son frère. Et elle espère le rendre fier, un jour. Parfois, quand elle fait des cauchemars ou qu’elle n’arrive pas à s’endormir, elle se blottit contre le mur qui la sépare de Ryosuke et elle sourit en l’imaginant la serrer contre lui.
Elle sait qu’elle est en sécurité, avec lui.

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